Lucus, Nemos : qu'est-ce qu'un bois sacré ?

02/04/2024

Actes du Colloque International (Naples 1989)

« La notion moderne de "bois sacré" doit beaucoup aux romantiques allemands et sert de fondement à des considérations anachroniques sur le culte des arbres ou la divinisation de la nature. En fait, les textes invoqués prouvent que le "lucus" était pour les anciens Romains un lieu créé et habité par une divinité, un lieu "monstrueux" [c'est-à-dire qui dépare, qui jaillit] en pleine terre habitée, à l'instar du "tescum" de la formule augurale, où la toute-puissance divine se manifestait de façon éclatante. »
« Qu'est-ce qu'on appelle donc, aujourd'hui, un bois sacré ? A vrai dire, il existe peu de définitions précises. On se contente, en général, d'indiquer que c'est une enceinte sacrée avec des arbres, d'évoquer les interdits pesant sur ces lieux, éventuellement quelques aménagements cultuels, enfin de dresser le catalogue des dieux résidant dans un bois sacré. Si je ne me trompe, c'est dans le seul domaine latin que l'on présente parfois une doctrine plus précise, inspirée par des définitions qui remontent aux grammairiens romains. [...] Comment les spécialistes de la Rome antique voient-ils les bois sacrés ? »
« [Untel] utilise les gloses érudites pour distinguer le "lucus", bois sacré italique, sombre et sauvage, du "nemus", sacré lui aussi, mais riant et humanisé suivant les traditions grecques. Dans son enquête sur la fête des Lucaria, [un autre] a remis à l'honneur le sens étymologique de "clairière" pour expliquer le "lucus". Enfin, [un dernier] a naguère insisté à son tour sur la signification étymologique du terme, pour conclure qu'il s'agit de l'espace libre aménagé dans un bois ("nemus") ; il assimile ce "lucus" à un "templum", à une zone libérée de toute présence divine non désirée et soumise à des règles qui n'intéressent pas notre enquête : autrement dit, un bois sacré serait un bois, "nemus", comprenant une clairière, appelée "lucus" ou "templum".
Si les linguistes sont d'accord avec les grammairiens antiques pour retenir l'étymologie qui fait du "lucus" à proprement parler une clairière, les historiens hésitent entre le rappel de l'étymologie et le silence. Et s'ils acceptent l'étymologie, ils poussent rarement leur raisonnement jusqu'à son terme. Cette hésitation provient à la fois de l'obscurité des sources, de l'impossibilité de vérifier les faits par la fouille, et de l'étymologie de "nemus", plus exactement de la racine *nem-, à laquelle certains linguistes veulent ramener des termes et des réalités diverses. Ces difficultés sont réelles, c'est indéniable. Mais elles ressemblent à celles que l'historien rencontre tous les jours, et qui ne l'incitent pourtant pas à capituler sans livrer bataille. »

Or en 2024, quand on songe que le celte "nemeton" réfère au sanctuaire, et "nemos" au ciel, on commence à se faire une idée.

« Pourquoi cette étrange confusion que ne justifient pas les sources ? Pourquoi cette déviation étrange du raisonnement, qui fait des bois sacrés un ensemble d'arbres animés de force sacrée, ce qu'aucun texte antique ne dit ? Ainsi [untel], qui fonde toute sa théorie du bois sacré sur le culte des arbres, doit concéder qu'il n'existe, en fait, que deux témoignages de culte rendu à des arbres en pays grec. Et même ces deux preuves paraissent faibles. Il s'agit d'arbres fameux, liés à l'épopée homérique et à la mythologie, qui sont à ce titre héroïsés et reçoivent, d'après la formule même de Pausanias, des honneurs égaux à ceux qu'on décerne aux dieux : il n'est pas question dans ces témoignages d'une nature divine pure et simple de ces arbres. [...] Avec un grand fair-play, [ledit] va même jusqu'à avouer que, même à l'époque tardive, le culte des arbres n'est pas réellement attesté ; il doit, en fait, invoquer des documents latins d'époque impériale, autrement dit des textes de Pline et de Sénèque, qui, nous le verrons, n'apportent aucune preuve du culte des arbres. »
« [Tel autre] ajoute un deuxième élément. Il note que les Romains agissaient sur ce point comme "nos ancêtres en Allemagne", et que les sources romaines le disaient en toutes lettres. Même couverture boisée en Italie et en Germanie, même culte, mêmes simplicité et profondeur religieuses [...] C'est Grimm, encore, qui développe la conception du bois sacré comme lieu pur, intact, sombre et sans âge, où l'âme humaine se sent remplie de la présence de divinités agissantes : cette conception lui permet de conclure que la forêt a exercé, depuis toujours, une influence profonde sur l'Allemagne. [...] Il est inutile de continuer [...] nous nous trouvons en plein romantisme allemand. »
« Pour qui connaît ce mouvement, les raisons proches et lointaines de l'intérêt pour les bois sacrés sont claires : cet intérêt se trouve à la croisée de trois thèmes idéologiques primordiaux, l'attirance pour la forêt et la solitude, la recherche des racines de la culture allemande et le panthéisme religieux. [...] Je ne dresserai pas l'inventaire de tout ce que les théories modernes sur les bois sacrés et le culte des arbres doivent à la pensée romantique. Il me paraît plus important de démontrer que, même si elle paraît être fondée sur des témoignages explicites, la lecture romantique de la nature ne correspond pas à celle des Anciens. »
« Le spectacle de la nature intacte, impressionnante et, pour ainsi dire, originelle suscitait chez les Anciens un certain effroi, certes, mais cet effroi ne provoquait pas l'extase mystique. Tout au contraire, le frisson éveillait la raison et des réactions religieuses tout à fait rationnelles. Les forêts profondes, les marécages, les lacs insondables et la haute montagne situés à l'extérieur des espaces habités passaient pour chaotiques, laids et terrifiants, ils n'attiraient personne. Seuls les phénomènes naturels inclus dans l'espace humain pouvaient provoquer des émotions fécondes : l'effroi respectueux qu'ils soulevaient débouchait sur une réflexion concernant l'ordre des choses. »
« Pline l'Ancien affirme que jadis les forêts servaient de temples aux divinités; avant de résider dans des sactuaires construits de main d'homme, c'est dans les forêts que les dieux habitaient. D'autre part un arbre pouvait être dédié à une divinité, en raison de son aspect remarquable ou de son essence particulière. Enfin, Pline rappelle que les mythes ont peuplé les forêts de Silvains, de Faunes et de diverses sortes de déesses. Nulle part il ne déclare que les dieux étaient des arbres, ou les arbres des dieux; aucun culte n'est rendu aux arbres. Chez Sénèque, le spectacle d'un vieux bois sacré provoque un choc, mais cet ébranlement ne frappe pas l'âme ("anima") [...] mais "l'animus", l'esprit, et suscite un mouvement de recul respectueux plutôt qu'un élan mystique. L'aspect exceptionnel du lieu signale l'intervention directe d'un dieu, d'une "uis" [force] ou d'un "numen" [vouloir, acte] divins. »

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